22/11/63 de Stephen King. Entre suspense et nostalgie ou pourquoi un bon livre n’est jamais trop long.
Les 934 pages se lisent en un clin d’œil et lorsqu’on a fini, on en voudrait encore…
Si, si, je vous promets.
Je n’ose pas utiliser le terme de ‘science-fiction’ qui va faire fuir beaucoup de lecteurs potentiels. Personnellement, je ne suis pas friande de ce genre _ sauf quand il s’agit de The Handmaid’s Tale (La Servante Ecarlate) de Margaret Atwood, magistral! Mais en l’occurrence, Stephen King se sert du procédé du voyage dans le temps pour nous plonger dans les Etats-Unis des années 58-63.
Le paradoxe du voyage dans le temps revisité.
Nous sommes en 2011, Jake Epping, professeur au lycée de Lisbon Falls dans le Maine rencontre Al qui lui donne la possibilité de remonter dans le temps jusqu’en 1958 par un procédé très similaire au ‘terrier du lapin’ de Lewis Carroll dans Alice au Pays des Merveilles. Entre autres missions, il lui demande de sauver John F. Kennedy qui, comme chacun sait, a été assassiné par Lee Harvey Oswald ( ?) le 22 novembre 1963 lors d’une visite officielle à Dallas. Le héros essaie de modifier le passé, or plus la modification envisagée risque de modifier le présent (effet papillon), plus le passé résiste. C’est bien là le trait de génie de King : le temps n’est pas seulement un paramètre mais il devient un personnage. Le passé ne veut pas être changé, il est ‘obdurate’, ce que l’on pourrait (maladroitement) traduire par ‘obstiné’ ou ‘entêté’ mais qui est plus fort en anglais. Le tout est magistralement orchestré et le suspense est parfois à couper le souffle, je parle littéralement _ j’ai personnellement oublié de respirer en lisant certaines pages.
Nostalgie quand tu nous tiens ou comment faire revivre toute une époque.
Une époque bénie par certains aspects.
Nous sommes à la fin des années 50. L’Europe se relève péniblement de la guerre, alors qu’aux Etats-Unis le rêve de prospérité n’a jamais été aussi tangible.
Cette période est particulièrement bien décrite par Bill Bryson dans The Life and Times of the Thunderbolt Kid: A Memoir , traduit en français sous le titre Ma fabuleuse enfance dans l’Amérique des années 1950. Sa prose est délicieusement ironique, en particulier lorsqu’il évoque l’optimisme forcené de l’époque qui frise l’inconscience dans le cas des risques radioactifs. En effet, on assistait aux essais d’explosions nucléaires dans le désert du Nevada comme à un spectacle…
Vous pouvez aussi lire du même auteur The Lost Continent: Travels in Small-Town America, traduit en français sous le titre Motel Blues. Dans ce livre, il parcourt les Etats-Unis en voiture, cherchant en vain à retrouver le village américain idéal de son enfance, celui de White Christmas avec Bill Crosby. Egalement nostalgique et grinçant…
Donc, le bonheur passe par le confort matériel et en haut de la liste : le réfrigérateur, fierté de la femme au foyer (inutile de le préciser, il n’était pas question qu’elle fût ailleurs)
Le téléviseur et l’arrivée de la couleur. Cet appareil fit la différence et valut à JFK d’être élu tout simplement parce qu’il était plus télégénique que Nixon.
La nourriture abondante. Une famille américaine était mieux nourrie que tout autre famille au monde. Voici ce qu’une famille consommait en une année en 1951:
Les voitures. Dans le livre de King, le héros ‘tombe amoureux’ d’une Ford Sunliner (‘the coolest car I’ve ever seen in my life’ soit ‘la voiture la plus chouette que j’aie jamais vue’), il y a aussi une Plymouth Fury et j’en passe. Ces véhicules doivent consommer une quantité incroyable d’essence aux 100 km, mais qui s’en soucie en 1958 ?
Notre héros est saisi par le goût délicieux d’une ‘root-beer’ (bière faite avec des racines de sassafras grillées), première boisson qu’il consomme à son arrivée dans le monde enchanté d’hier. Il dit que le goût de cette bière est ‘full’ (impossible de traduire mais je suis sûre que vous comprenez), ‘tasty all the way through’ (également très difficile à traduire, si vous y parvenez, envoyez-moi vos propositions) et ‘fantastic’. Il se dit que c’est sans doute dû à l’absence de conservateurs.
Il est moins charmé par les odeurs qui assaillent ses narines et remarque qu’aucune mesure anti-pollution n’a encore été envisagée (le mot ‘pollution’ était-il seulement utilisé?) Les usines fument à plein régime de même que toute la population. Il dit ‘qu’en 1958, il y a toujours de la fumée’. Dans le bus ‘la plupart des passagers fumaient’, tous les chauffeurs de taxi qu’il rencontre ‘fument des Lucky Strike l’une après l’autre’. En effet, personne à l’époque n’avait la moindre idée des ravages causés par la cigarette, des médecins apparaissaient même dans certaines publicités…
Musique et danse ont évidemment une place prépondérante dans l’évocation de l’ambiance de l’époque. On swingue avec Glenn Miller, on danse le ‘jitterbug’ et Elvis commence à se déhancher et à rendre les jeunes filles hystériques. Il ne sera filmé qu’en plan américain pour la télévision afin de cacher son jeu de jambes convulsif certainement inspiré par le Diable.
Au cinéma Fred Astaire charme tout le monde, les gentils cow-boys massacrent les méchants indiens.
Tout va bien.
Enfin presque…
Page 177, on peut lire un résumé des enjeux sociaux et politiques tout à fait saisissant de concision et de causticité. Je cite: ‘In the South Jim Crow ruled. In Moscow, Nikita Khushchev bellowed threats. In Washington, President Eisenhower droned good cheer.’ (Dans le sud, la ségrégation faisait loi. A Moscou, Nikita Khrouchtchev proférait des menaces. A Washington, le Président Eisenhower tenait toujours le même discours : ‘tout va bien, tout va bien’).
Jim Crow est un ensemble de mesures discriminatoires dont les manifestations les plus visibles sont la séparation des Blancs et des Noirs dans les lieux publics. Le héros évoque en plusieurs occurrences son sentiment d’injustice face à ce système raciste qu’il condamne.
Vous avez dit politiquement correct?
La transgression est subtile. Le héros-narrateur évoque l’attitude ou le langage non ‘politiquement correct’ de certains personnages. L’auteur leur fait dire des énormités _ se moquer des noirs, des juifs _ ou des gros mots voire des insultes et tenir des propos misogynes qui, de nos jours lui vaudraient une condamnation en justice. Ce qui le sauve, c’est que l’action se situe en 1958 et que donc le ‘politiquement correct’ n’a pas encore été inventé, alors il s’en donne à cœur joie. Un lecteur européen risque de passer à côté de cet aspect. Il faut vraiment se mettre dans la peau d’un Américain contemporain pour prendre la mesure de cette transgression qui de toute évidence a pour King le goût du plaisir interdit.